Simplicité L'énorme bateau a fait du bruit dans
Simplicité
L'énorme bateau a fait du bruit dans les grandes cheminées. Maman n'a pas pleuré sur le quai. Papa n'y a même pas été. D'ailleurs je ne me souviens plus de papa, ce qui est rare, j'ai une excellente mémoire habituellement. Maman n'a jamais voulu m'en parler. Mais maman n'a jamais très envie de me parler. Elle croit que je ne comprend rien, alors elle me parle comme si j'avais deux ans. Ce qui fait que je comprend encore moins.
Je n'aime pas maman. De toute façon, elle fait du cinéma, alors je la vois pas souvent. Et quand elle est là, entourée de ses amis, perdue dans un nuage de fumée opaque qui sent le vomis et le whisky, elle me chasse du pied en disant que je lui fais honte. Si j'avais un papa, il me prendrait dans ses bras et il me consolerait. Il me raconterait des histoires et m'aiderait à colorier les bords. Je dépasse beaucoup, mais je m'applique, j'essaye. J'ai des tas de livres de coloriages, surtout des animaux. Mais je n'aime pas le rouge, il me fait penser à maman dans ses grandes robes décolletées. Heureusement je n'ai pas à l'utiliser beaucoup. Sinon je met du vert.
Le bateau fait des remous, un peu. Il y a d'autres gens à bord, je les entend au dessus, et un peu en dessous. Il y a des personnes qui courent, d'autres qui crient. Moi je suis enfermée dans une cabine. Je n'aime pas trop les gens, ils me font peur. Alors je préfère colorier. Je ne fais que ça. Des fois j'essaye de dessiner, mais je n'y arrive pas, et je m'énerve. Après mon cahier est tout déchiré, alors je le fais pas trop, parce que je suis triste quand je ne colorie pas. Les gens sont gris.
Sur le bateau, les gens crient et courent de plus belle. Je pense que c'est un jeu, mais il y en a qui pleurent. Je range soigneusement mon cahier de coloriages dans mon sac à dos, pour pas qu'on me le vole - je serais vraiment très triste - et j'ouvre lentement ma porte. Normalement je n'ai pas le droit de sortir. Quand je sors, de grandes vagues noires viennent s'écraser avec un gros bruit sur les passagers. L'eau, elle est noire. Elle ne devrait pas être noire. Moi je la colorie toujours d'un beau bleu nuit. Parce que l'océan, c'est comme le ciel la nuit. Une femme s'arrête près de moi et me crie " Va te mettre à l'abri petit ! Le bateau est en train de couler !". Je ne bouge pas.
Je dois aller au centre pour enfants autistes, c'est ce que maman m'a dit juste avant que je parte : " Théodore, tu va te rendre dans un centre pour enfants autistes et on va bien s'occuper de toi là bas, tu verras. " Elle m'a collé un gros bisou baveux sur le front puis a sortit un petit miroir et un rouge à lèvres. " Bon j'ai un rendez vous, je dois aller faire des courses, ne fais pas de bêtises Théo, d'accord ?". Elle n'attendit pas une réponse. Lorsque j'ai agité la main pour lui dire au revoir, c'est son dos qui accusa réception.
J'aime beaucoup repenser au passé. Parfois des heures. J'en oublie complètement le présent. Maman dit que c'est des passages à vide. Une fois, je suis resté dans un passage à vide pendant deux jours. J'aime bien le passé, j'arrive à me souvenir d'une foule de détails et ça doit vouloir dire que j'ai une très bonne mémoire. Ca me procure beaucoup de satisfaction d'en savoir plus que maman sur le passé. Elle est très tête en l'air. Une fois, elle avait oublié de me faire à manger pendant une semaine toute entière. Ca n'avait pas d'importance, je n'aime pas manger. Je lui ai pardonné bien sûr, ça arrive à tout le monde d'avoir des trous de mémoire.
Un homme qui passe en courant près de moi me prend dans ses bras et ma tête est allée cogner contre le coin de la porte de ma cabine. J'ai perdu connaissance. Je me souviens que tout était noir et que si j'avais eu des feutres, j'aurais tout colorié en vert. J'ai perdu connaissance, je le sais. Car lorsque j'ai repris mes esprits, j'étais dans une petite barque qui tanguait de tout les cotés à cause des grosses vagues. Dans la barque, il y avait un homme et une femme. Mais bientôt, il n'y eut plus que l'homme. Elle était sans doute tombée à l'eau. Je me suis dis que maman allait se facher si je n'allai pas au centre pour enfants autistes. Alors j'ai commencé à m'enerver et à taper partout. L'homme m'a crié dessus, mais ça ne m'importait pas. Alors il s'est levé et m'a frappé sur la tempe avec sa grosse main. Il a paniqué et glissé en arrière, et moi, j'ai perdu connaissance pour la deuxième fois de la soirée.
"Il n'est plus question de centre, mon gamin. Plus question de maman, plus question de rien du tout. Nous sommes perdus, échoués en plein milieu de je ne sais quel océan. Alors s'il te plait, n'essaye pas de nous rendre la tâche encore plus difficile. Au fait, je suppose que ceci est à toi ?" Le monsieur prit un objet sous son bras et me le tendit. Comme je venais tout juste de reprendre connaissance, il me fallut un peu de temps avant de reconnaitre la chose en question. ?"Oui. - Tu as de la chance, moi je n'ai plus rien. Dis, par hasard, tu n'aurais pas à manger ? A boire ? - Non. - Je suis sûr que si, mon garçon ! Ta maman a bien du te mettre un ou deux sandwiches pour le voyage, n'est-ce pas ? - Non. - Allons, ne sois pas timide, je ne suis pas un ogre, tu sais !"
Le monsieur avait un gros nez rouge. On aurait dit un clown. Il me rappelait maman. Si j'avais eu mon crayon vert, je l'aurais colorié, et on n'en aurait plus parlé. Mais je l'ai poussé. Très fort. Et il s'est noyé.
Je ne sais pas combien de temps je suis restée sur la barque. Ca ne fait rien puisque je n'aime pas manger et que j'aime bien être tout seul. Je m'amuse beaucoup avec mes coloriages. Ca me suffit. Du calme et des coloriages. Et du vert. Et pas de rouge. La mer est redevenue bleu nuit comme dans mes cahiers. Le ciel aussi. Il y a des étoiles, mais je ne les connais pas. Je leur invente des noms. Dans mes dessins, les étoiles ont cinq branches. C'est plus joli que des petits points. Plus imposant. Plus royal.
En me réveillant de ma sieste, tout avait changé. La mer faisait de jolies vagues en serpentin, et les étoiles étaient de vraies explosion jaunes. Même les poissons étaient comme dans mes cahiers. C'est alors que j'ai aperçu une petite île au loin. Avec du sable jaune, des cocotiers touffus, un soleil en part de camembert et des nuages en chantilly.
J'ai posé le pied sur le sable brulant. J'ai marché jusqu'à un petit bosquet d'arbres et me suis arrêté pour apeller. L'ile était peut être habité et je voulais pas prendre de risques. L'ile paraissait plutôt grande et je décidai de l'explorer plus en profondeur. Mais je reportai ça à plus tard car je devais d'abord faire une sieste. J'étais très fatigué et bizarrement, je me sentais en sécurité ici. Plus en sécurité que je ne l'ai jamais été chez moi.
Je sortis de la barque tout ce qui pouvait m'être utile. Il n'y avait pas grand chose : Des bouteilles d'eau, mon sac à dos et un téléphone portable ; celui-ci avait du appartenir à l'homme qui était tombé à l'eau . Il était éteint et il fallait taper un code pour le démarrer. Je laissais tomber, ce n'était pas le plus urgent. J'avais froid et la nuit promettait de l'être encore plus. Il fallait que je fasse un feu.
Je me suis assis et entrepris de frotter un galet contre un autre. Comme j'avais vu à la télé. Mais aucune flamme ne s'éleva et après plusieurs tentatives qui se soldèrent par un échec, je me suis endormi. La dernière pensée que j'ai eu, c'était que je devais trouver un moyen d'allumer le portable pour avertir maman.
A mon réveil, il faisait nuit. J'étais secoué de frissons, la température avait considérablement baissé. La première chose que j'ai remarqué en ouvrant les yeux, c'était qu'ici les étoiles étaient plus nombreuses que partout ailleurs. La seconde, c'est que de grandes silouhettes me surplombaient et me regardaient sans bouger, à quelques mètres de moi. Ma maman m'a toujours dit de me méfier et de ne pas parler aux inconnus. Mais c'est débile, car quand je vais chercher le pain le matin, je dois bien parler au boulanger, qui est un inconnu. Une des grandes silhouettes s'est approché de moi. J'avais envie de crier, de hurler mais rien ne sortait. Alors je me suis roulé en boule, comme je fais toujours quand je sais que maman veut me punir. La grande silhouette s'est arrêté et m'a regardé un long moment. Je pouvais maintenant mieux la distinguer et je vis que ce n'était pas une silhouette humaine : Elle mesurait trois ou quatre mètres, avec de longues et fines pattes, des bras longs et fins, un crane allongé et fin. Tout était long et fin.
Je me rapellai de mes cours de biologie, quand on avait étudié les mantes religieuses, et c'était à ça que ressemblait la grande silhouette : Une mante religieuse de trois mètres. Je restais en boule par précaution, mais je ne me sentais pas en danger. Alors au bout d'un moment, je me suis levé et je l'ai regardé plus attentivement. Et là, j'ai encore crié, mais pas de peur cette fois : Elle n'avait pas de couleur. Ni blanche, ni noire, ni bleue, ni rouge, ni verte, ni même transparente. Elle était incolore. Je voulus m'approcher d'elle pour la toucher quand je me souvins de la présence des autres silhouette plus en arrière. Maman me disait toujours d'être très prudent. Ce n'est pas parce qu'elle n'était pas là que je devais lui désobéir. Alors je restai là, la tête levée vers son long visage de mante religieuse, sur une ile déserte, naufragé et perdu, sous une voute d'étoiles que je ne connaissais même pas, et parce que j'en avais envie, et parce que pour la première fois je devais me débrouiller tout seul, je me suis mis à rire, très fort, sans pouvoir m'arrêter.
C'est alors que l'une des grandes silhouettes posa une fine patte sur mon épaule. Je ne sais pas si c'était la faible lumière de la lune ou si c'était la fatigue, mais il me sembla voir sur son visage un long sourire se dessiner. Tout d'un coup, je pris peur, et je me rappelai vite pourquoi. Tous les hommes de leur espèces se faisaient inexorablement dévorer ou tout du moins exterminer.
A peine cette pensée me vint à l'esprit que la mante religieuse s'affola. Elle me fit de grands signes avec ses avant bras, signes de négation apparemment. Etaient-elles télépathes ? L'idée me plaisait, en tout cas. N'étant pas très bavard, cela me faciliterait la tâche.
Une autre silhouette, plus grande encore, se rapprocha du groupe, pour voir ce qu'il s'y passait. Lorsqu'elle m'aperçut, après de longues secondes car j'étais vraiment petit par rapport à elles, son visage sembla s'éclairer. Pourtant il n'était pas plus coloré ni plus vif. Je le savais, c'est tout. Visiblement, j'étais le bienvenu. Ces étranges personnages avaient beau être tout ce qu'il y a de plus étrange, je me sentais plus proche d'eux que de mes autres compatriotes humains. Je n'avais pas l'impression - épargnez-moi le jeu de mot - que l'on me prenait de haut. Comme si je ne pouvais pas comprendre.
Hélas, le voyage m'avait épuisé et je me suis écroulé de sommeil avant même d'avoir eu le temps de m'en rendre compte. Lorsque je me réveillai, j'étais une une hutte immense, mais très étroite, avec mon sac sur le ventre et une agréable odeur fruitée dans les narines. Une voix résonnait dans ma tête. Je crus d'abord que je n'étais pas encore bien réveillé, mais il s'avéra que cette voix provenait de la mante religieuse qui se tenait accroupie à mes côtés. Elle me demandait si j'avais faim. Je dis oui.
En sortant de la hutte, je vis le soleil qui se levait à l'est. Le ciel était d'une belle lumière orangée. J'étais au centre d'un village composé d'huttes grandes comme des maisons, constitués de pailles et de bambous. Au centre du village, un grand feu brulait ; des grandes silouhettes étaient assis tout autour et portaient à leur bouche des bols remplis d'aliments que je n'arrivai pas à identifier. Ils se servaient de leurs longs doigts éffilés avec habilité ce qui me rendait jalou ; maman ne me laissait jamais manger avec les doigts, ce qui était pour moi d'une sottise sans nom : Je ne craignais pas de les salir, sachant que je pouvais ensuite les laver avec du savon. Au lieu de faire la vaisselle et de nettoyer couteaux et fourchettes ( Il y a même des gens qui achetent super cher des Lave-Vaisselles, c'est dire), on avait qu'à passer nos doigts sous le robinet, et voilà tout.
La grande silouhette derrière moi, qui à la lueur du jour naissant ressemblait de plus en plus à une gigantesque mante religieuse, me poussa gentimment dans le dos pour m'inciter à avançer vers le grand feu. Lorsque je suis arrivé assez prêt des grandes silhouettes pour qu'elles remarquent ma présence, elles me souhaitèrent toutes la bienvenue télépathiquement ( ça ne pouvait être que ça, jamais je n'ai vu leurs bouches s'ouvrir ), et on m'invita à m'assoir à leurs cotés. Mon ventre grondait, ce qui était rare, et je m'empressai d'accepter l'invitation. Je ne ressentais aucune hostilité venant de leur part. Ce qui n'était pas le cas dans les " petites fêtes" que maman organisait chez nous : ses amis se sentaient immédiatement génés et dérangés par ma seule présence et maman me forçait à rester enfermé dans ma chambre ; toute la nuit durant, je les entendais hurler de rire et parfois même pleurer.
Une fois, une des amies de maman est entrée dans ma chambre alors que j'étais couché dans mon lit. Elle s'était allongé à coté de moi et je sentais son haleine sur ma nuque, une haleine qui puait l'alcool et le cannabis. Je me souviens qu'elle m'avait caressé les cheveux en ricanant doucement, moi faisant exprès de dormir, et elle, passant du rires aux larmes, pour finalement s'endormir en m'écrasant de tout son poid. Je n'avais que six ans à l'époque . Je me rapelle que le lendemain, je me suis réveillé dans une flaque de vomis séchée ; mais l'amie de ma mère n'était plus là. Je ne l'ai plus jamais revu. Lorsque j'ai demandé la raison à maman, elle m'a répondu : " Elle a honte de ce que tu as vu alors elle préfère t'éviter, tu comprend ?". Je n'ai rien répondu. Non, je ne comprenai pas. Elle avait honte de quoi au juste ? D'avoir bu et fumer ? D'être entrer dans ma chambre sans ma permission ? D'avoir vomi dans mon lit ? D'avoir pleurer à coté de moi ? De tout ça en même temps ? Les adultes sont bizarres. C'est vrai, pourquoi font-ils des choses dont ils savent qu'elles ne servent à rien, sinon se rendre honteux et ridicules ? Quand j'ai demandé à ma mère si je pouvais un jour gouter du " gin " ,elle m'a répondu que ce n'était pour les enfants. J'ai répondu :" Si c'est pas pour les enfants, alors ça devrait être pour personne." Les gens ne devraient pas faire des choses qu'ils ont honte de faire devant des enfants.
Les grandes silouhettes mangeaient en silence tout en regardant le grand feu. Quant à moi, j'essayai d'identifier ce qu'il y avait dans mon bol : c'était des légumes qui ressemblait vaguement à des haricots verts à la différence que ceux ci étaient bleux ; ils baignaient dans un soupe sucrée-salée qui piquait un peu la langue mais qui n'était pas désagréable. En fait, j'adorai ça. Plus j'en mangeai et plus le goût s'adaptait à mon palet.
Pour la première fois de ma vie, je me surpris à redemander une ration, tendant mon bol vers la grande silhouette assise à ma droite. Moi qui faisait piquer des crises de nerf à maman car je ne voulais jamais finir un plat, voilà que j'étais devenu un véritable glouton. Plus tard, lorsque j'ai demandé la recette mentalement à la grande silhouette chez qui j'avais passé la nuit, elle me répondit dans ma tête qu'il n'y en avait pas. Que le gout était différent pour chaque palet et qu'il s'adaptait selon nos préférences. C'était tellement simple ici. Tout était tellement plus simple que chez moi. Je décidai d'apeller cette île merveilleuse : Simplicité.
Durant les mois qui ont suivis mon arrivée sur Simplicité, j'ai appris peu à peu à vivre comme les grandes silouhettes, à comprendre et aimer leur société dépourvue de toute sophisticité inutile. J'aime beaucoup être ici et je n'ai pas envie que l'on me retrouve. Peut être devrais-je laisser une bouteille à la mer où je dirai :" Je suis bien ici, je veux rester, bisoux maman, prend soin de toi." Ici, je peux colorier les arbres, le sable, les plantes, les oiseaux et les fleurs de toutes les couleurs que je veux ; ici, quand deux silhouettes veulent un enfant, elles n'ont qu'à le souhaiter ; ici, je ne suis pas un étranger, je suis moi ; ici, j'ai une famille, qui ne me vomira jamais dessus, qui ne me tournera jamais le dos.
Ici, je ne suis pas autiste, je suis Théo. C'est tellement plus...simple.